dimanche 19 février 2012

« Goute le sans goût », Dao De Jing

 Wei wu wei  味无味  -  "Goûte le sans goût". Réflexions sur le Daodejing, classique taoïste.

Le livre de la Voie et de la vertu (Daodejing道德经) est l’œuvre centrale du corpus taoïste. L’œuvre, probablement compilée autour du 4e et 3e siècle avant notre ère est porteuse d’une sagesse traditionnelle qui garde sa valeur dans tous les siècles. Dans cet article, je vous propose de découvrir un peu de  la richesse de ce classique tout en vous invitant à réfléchir sur les liens possibles avec notre quotidien de la vie moderne.
« Pratique le non-agir, affaire-toi à ne rien faire, goute le sans goût ». Voilà le premier verset du chapitre 63 du Livre de la voie et de la vertu ( Daodejing ). Qu’est-ce que l’on entend au juste par « goûter le sans goût »? Qu’apercevez-vous en fermant les yeux? Rien, me direz-vous. Pourtant ce « rien » correspond bel et bien à quelque chose. Tout comme le silence, que l’on perçoit à l’oreille et qui prend une place déterminante dans l’harmonisation d’une symphonie, l’absence d’image concrète appartient également au domaine visuel, de même que l’insipide fait aussi partie du monde des saveurs.  « Goûter le sans goût » revêt alors un sens très profond, qui est celui de nous suggérer d’écouter le silence, c’est-à-dire, de valoriser et de contempler un état libre des stimulations sensorielles, ce qui renvoie également à la pratique de la méditation.
Il est toujours étonnant de constater à quel point les adages du Daodejing, qui remontent à l’antiquité chinoise, s’accordent tout à fait à notre réalité d’aujourd’hui.  Vous avez sûrement remarqué que de nos jours les stimulis sont constants et omniprésents. Notre vue, notre ouïe et notre goût sont constamment sollicités. Les commerçants se livre une véritable bataille afin d’attirer notre attention sur leur produit. Il en découle toujours plus de bruit, plus d’images et plus de goût (soulignons par exemple l’ajout excessif de sel, de sucre et d’agents chimiques  pour rehausser la saveur des aliments). Les publicités sont toujours plus envahissantes. Dans les médias, bien sûr, mais aussi sur la route, dans les transports en commun ou même dans les toilettes publiques.
Pourtant, peu d’entre-nous sont conscients des méfaits que peut entraîner cette surabondance de stimulation. Les maîtres taoïstes de l’antiquité avaient déjà réalisé qu’il ne fallait pas laisser toute la place aux simulations extérieures car celles-ci mènent à la dispersion des énergies vitales. Selon la physiologie chinoise, les organes de sens sont comparés à des orifices desquels s’échappe l’énergie du corps. Selon les penseurs de l’époque, lorsque c’est l’excitation des sens qui prend le dessus, cela mène à l’exténuation des souffles de vie qi. C’est sans doute pourquoi on mentionne à du reprises, aux chapitres 52 et 56 : « Bloque toute ouverture, ferme toute porte ». On parle ici des organes de sens. Le caractère dui rendu par « ouvertures » est composé du caractère de la bouche au dessus duquel émane quelque chose, soit les deux traits, qui expriment l’idée de division ou de dissipation.
Ainsi les sens mènent-il à l’exténuation des souffles, mais Il ne s’agit pas de dénigrer catégoriquement toutes sensations physiques. Goûter le sans goût nous propose de redonner au silence la place qu’il mérite, comme pour assurer l’équilibre entre activité et repos, yin et yang. Car se concentrer sur le sans goût, sur le vide, c’est aussi stopper le flux mental, réduire l’activité cérébrale un instant afin de favoriser le repos et la reconstruction des énergies du corps.
Dans le même ordre d’idée, selon les sages taoïstes, les sens provoque des dichotomies dans la relation corps-esprit. En effet, si l’esprit est constamment sollicité vers l’extérieur, il se détache du corps et se disperse dans le multiple. Dans l’optique taoïste, c’est ce qui perturbe le fragile équilibre entre l’interne et l’externe et brise le continuum que constituent homme et nature. C’est la méditation, par laquelle on uni ses énergies avec celle du cosmos, qui permet une perception globale et intégrante de l’être et de la nature, loin des divisions qu’opèrent les sens. 
Il est vrai que l’abondance de stimulations semble parfois nous faire perdre le contact avec le courant naturel des choses ainsi qu’avec soi-même. D’ailleurs, l’excitation ( du latin excitare « faire sortir » ou « appeler hors de ») est ce qui nous projette hors de soi. Ceci expliquerait peut-être pourquoi chez certaines personnes, l’arrêt d’une dépendance en amène une autre. C’est que les stimulations sensorielles nous permettent d’occuper notre attention, de diriger l’esprit ailleurs que sur soi-même. Notez qu’on utilise régulièrement l’expression « manger ses émotions », comme quoi la stimulation (ici le goût) permet de détourner l’attention du monde intérieur. Cependant, oublier un problème ne signifie pas qu’il n’existe plus et celui-ci nous rattrapera inévitablement un jour ou l‘autre, et ce, probablement dans des proportions plus dramatiques. Cela est vrai au niveau personnel et individuel mais ce l’est aussi au niveau social et humanitaire.
Le fait est qu’aujourd’hui c’est l’extérieur qui domine et le bombardement constant de stimuli exerce des influences consciente ou inconsciente sur notre façon d’agir et de consommer. On est à ce point surstimulé qu’on en vient à perdre le contact avec soi-même, comme emporté par le flux constant d’informations et de sensations. On ressent des besoins qui n’existent pas, des désirs qui ne sont plus les nôtres et les problèmes sociaux et environnementaux que l’on connaît aujourd’hui ne sont certainement pas étrangers à tout cela. Nous n’avons qu’à penser au phénomène de la surconsommation (qui a des conséquences tragiques sur notre environnement) ou à celui de la mauvaise alimentation (responsables des épidémies d’obésité et de diabète, qui soit dit en passant frappent à un âge de plus en plus jeune).
C’est précisément là que « gouter le sans goût » prend toute sa signification. Le qigong aussi appelé neigong (« travail intérieur ») nous amène à se garder des stimulations extérieures pour se concentrer à l’interne. Par ce processus, on arrive à s’enraciner dans sa nature profonde, à ressentir nos besoins réels et de juger de manière plus adéquate et plus intuitive de ce qui est bon pour nous et de ce qui ne l’est pas. Par la persévérance, on vient à développer une capacité de détachement, une sorte d’indépendance du corps et de l’esprit face aux stimulations externes. La sensation d’être en contact avec soi-même, en maîtrise de sa santé psychophysique, et tout le bien-être qui en découle, c’est là un plaisir beaucoup plus riche et durable que ce que nous apportent les biens matériels. Décidément, à une époque où la remise en question de notre rapport avec l’environnement est devenue une chose inévitable, voir vitale pour les générations futures, nous ne pouvons qu’espérer que plus de gens renoue avec les sagesses traditionnelles et réintègre à leur vie le principe de « goûter le sans-goût ».

Olivier Meunier

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