Le
livre de la Voie et de la vertu (Daodejing道德经) est l’œuvre centrale du corpus taoïste.
L’œuvre, probablement compilée autour du 4e et 3e siècle
avant notre ère est porteuse d’une sagesse traditionnelle qui garde sa valeur
dans tous les siècles. Dans cet article, je vous propose de découvrir un peu de
la richesse de ce classique tout en vous
invitant à réfléchir sur les liens possibles avec notre quotidien de la vie
moderne.
« Pratique le non-agir, affaire-toi à ne
rien faire, goute le sans goût ». Voilà le premier verset du chapitre 63
du Livre de la voie et de la vertu ( Daodejing ). Qu’est-ce que l’on entend
au juste par « goûter le sans goût »? Qu’apercevez-vous en fermant
les yeux? Rien, me direz-vous.
Pourtant ce « rien » correspond bel et bien à quelque chose. Tout
comme le silence, que l’on perçoit à l’oreille et qui prend une place
déterminante dans l’harmonisation d’une symphonie, l’absence d’image concrète
appartient également au domaine visuel, de même que l’insipide fait aussi
partie du monde des saveurs.
« Goûter le sans goût » revêt alors un sens très profond, qui
est celui de nous suggérer d’écouter le silence, c’est-à-dire, de valoriser et
de contempler un état libre des stimulations sensorielles, ce qui renvoie
également à la pratique de la méditation.
Il est toujours étonnant de constater à quel
point les adages du Daodejing, qui
remontent à l’antiquité chinoise, s’accordent tout à fait à notre réalité
d’aujourd’hui. Vous avez sûrement
remarqué que de nos jours les stimulis sont constants et omniprésents. Notre
vue, notre ouïe et notre goût sont constamment sollicités. Les commerçants se
livre une véritable bataille afin d’attirer notre attention sur leur produit.
Il en découle toujours plus de bruit, plus d’images et plus de goût (soulignons
par exemple l’ajout excessif de sel, de sucre et d’agents chimiques pour rehausser la saveur des aliments). Les
publicités sont toujours plus envahissantes. Dans les médias, bien sûr, mais
aussi sur la route, dans les transports en commun ou même dans les toilettes
publiques.
Pourtant, peu d’entre-nous sont conscients des
méfaits que peut entraîner cette surabondance de stimulation. Les maîtres
taoïstes de l’antiquité avaient déjà réalisé qu’il ne fallait pas laisser toute
la place aux simulations extérieures car celles-ci mènent à la dispersion des
énergies vitales. Selon la physiologie chinoise, les organes de sens sont
comparés à des orifices desquels s’échappe l’énergie du corps. Selon les
penseurs de l’époque, lorsque c’est l’excitation des sens qui prend le dessus,
cela mène à l’exténuation des souffles de vie qi. C’est sans doute pourquoi on mentionne à du reprises, aux
chapitres 52 et 56 : « Bloque toute ouverture, ferme toute porte ».
On parle ici des organes de sens. Le caractère dui 兑 rendu par « ouvertures »
est composé du caractère de la bouche 口 au dessus duquel émane quelque chose, soit les deux traits丷, qui expriment l’idée de division ou de
dissipation.
Ainsi les sens mènent-il à l’exténuation des souffles, mais Il ne s’agit pas de dénigrer catégoriquement
toutes sensations physiques. Goûter le sans goût nous propose de redonner au
silence la place qu’il mérite, comme pour assurer l’équilibre entre activité et
repos, yin et yang. Car se concentrer sur le sans goût, sur le vide, c’est aussi
stopper le flux mental, réduire l’activité cérébrale un instant afin de
favoriser le repos et la reconstruction des énergies du corps.
Dans le même ordre d’idée, selon les sages taoïstes, les sens provoque
des dichotomies dans la relation corps-esprit. En effet, si l’esprit est constamment sollicité vers l’extérieur, il se
détache du corps et se disperse dans le multiple. Dans l’optique taoïste, c’est
ce qui perturbe le fragile équilibre entre l’interne et l’externe et brise le
continuum que constituent homme et nature. C’est la méditation, par laquelle on
uni ses énergies avec celle du cosmos, qui permet une perception globale et
intégrante de l’être et de la nature, loin des divisions qu’opèrent les
sens.
Il est vrai que l’abondance de stimulations
semble parfois nous faire perdre le contact avec le courant naturel des choses
ainsi qu’avec soi-même. D’ailleurs, l’excitation ( du latin excitare « faire sortir » ou
« appeler hors de ») est ce qui nous projette hors de soi. Ceci
expliquerait peut-être pourquoi chez certaines personnes, l’arrêt d’une
dépendance en amène une autre. C’est que les stimulations sensorielles nous
permettent d’occuper notre attention, de diriger l’esprit ailleurs que sur
soi-même. Notez qu’on utilise régulièrement l’expression « manger ses
émotions », comme quoi la stimulation (ici le goût) permet de détourner
l’attention du monde intérieur. Cependant, oublier un problème ne signifie pas
qu’il n’existe plus et celui-ci nous rattrapera inévitablement un jour ou
l‘autre, et ce, probablement dans des proportions plus dramatiques. Cela est
vrai au niveau personnel et individuel mais ce l’est aussi au niveau social et
humanitaire.
Le fait est qu’aujourd’hui c’est l’extérieur
qui domine et le bombardement constant de stimuli exerce des influences
consciente ou inconsciente sur notre façon d’agir et de consommer. On est à ce
point surstimulé qu’on en vient à perdre le contact avec soi-même, comme
emporté par le flux constant d’informations et de sensations. On ressent des
besoins qui n’existent pas, des désirs qui ne sont plus les nôtres et les
problèmes sociaux et environnementaux que l’on connaît aujourd’hui ne sont
certainement pas étrangers à tout cela. Nous n’avons qu’à penser au phénomène
de la surconsommation (qui a des conséquences tragiques sur notre
environnement) ou à celui de la mauvaise alimentation (responsables des
épidémies d’obésité et de diabète, qui soit dit en passant frappent à un âge de
plus en plus jeune).
C’est précisément là que « gouter le sans
goût » prend toute sa signification. Le qigong aussi appelé neigong
(« travail intérieur ») nous amène à se garder des stimulations
extérieures pour se concentrer à l’interne. Par ce processus, on arrive à s’enraciner
dans sa nature profonde, à ressentir nos besoins réels et de juger de manière
plus adéquate et plus intuitive de ce qui est bon pour nous et de ce qui ne
l’est pas. Par la persévérance, on vient à développer une capacité de
détachement, une sorte d’indépendance du corps et de l’esprit face aux
stimulations externes. La sensation d’être en contact avec soi-même, en
maîtrise de sa santé psychophysique, et tout le bien-être qui en découle, c’est
là un plaisir beaucoup plus riche et durable que ce que nous apportent les
biens matériels. Décidément, à une époque où la remise en question de notre
rapport avec l’environnement est devenue une chose inévitable, voir vitale pour
les générations futures, nous ne pouvons qu’espérer que plus de gens renoue
avec les sagesses traditionnelles et réintègre à leur vie le principe de
« goûter le sans-goût ».
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